Les cathédrales de vin reposent sur le modernisme esthétique mais l'exécution du XXe siècle. Elles sont conçues pour optimiser la productivité et la qualité du vin. Au-delà de l'architecture, par conséquent, constituent des exemples les plus importants de l'ingénierie industrielle dans les zones rurales.
On dit que nous, les Catalans, faisons du besoin une vertu. Il n’en est pas moins vrai que nous avons toujours tiré des leçons des crises. Les celliers modernistes de la Terra Alta, comme la plupart des bâtiments de cette nature en Catalogne, sont le résultat de la réponse à une crise sans précédent, la pire que la campagne catalane ait eu à traverser : le fléau du phylloxéra.
Après avoir décimé les vignobles français et s’être étendu pratiquement à toute l’Europe, l’insecte du phylloxéra fit son apparition dans l’Empordà en 1879 et en vingt ans, il avait déjà atteint la Terra Alta. Au cours de la première décennie du XXe siècle, cette comarque perdit toute ses plantations de vignes.
Comme dans tant d’autres comarques catalanes, la population de la Terra Alta avait décidé de partir pour la ville afin d’y travailler dans les usines textiles prospères. La campagne avait perdu de nombreux postes de travail et elle se vidait de ses habitants.
Cependant, tout le monde ne partit pas, et certains producteurs ne baissèrent pas les bras. Les agriculteurs, propriétaires ou non, prirent conscience que l’avenir passait nécessairement par la collaboration. C’est de là qu’est né le coopératisme : le secteur décida de regrouper la production et tous les services associés, depuis les achats et les assurances jusqu’à la commercialisation.
Le coopératisme, cette association qui sut établir un consensus entre les grands propriétaires et les petits agriculteurs, révolutionna la campagne catalane et fut le moteur de sa modernisation. Il permet également de comprendre pourquoi de nos jours, au milieu du paysage rustique de la Catalogne rurale, s’élèvent des celliers modernistes uniques au monde.
Un seul navire, de nationalité britannique, transmit le phylloxéra dans toute l’Europe. Il provenait d’Amérique, où la vigne est résistante à cet insecte qui suce la sève des racines jusqu’à tuer le pied de vigne. Aujourd’hui, toutes les vignes sont greffées sur des pieds américains.
Avec le phylloxéra, le vignoble catalan toucha le fond aussi bien économiquement, que moralement. La récupération grâce au coopératisme représenta un véritable stimulant pour l’estime de soi et les producteurs voulurent en faire l’apologie en commandant de véritables temples du vin. En raison de leur majesté et d’une certaine ressemblance avec les temples religieux (plan de distribution avec des nefs, utilisation d’arcs et de voûtes, éléments décoratifs), l’écrivain Àngel Guimerà les appellerait les cathédrales du vin.
Et c’est ainsi que le modernisme arriva à la campagne après avoir triomphé en ville. C’était le meilleur outil pour démontrer que, dorénavant unis, les viticulteurs étaient à la tête d’une industrie prometteuse. Avec ces nouveaux temples du vin (et de l’huile également), ils lancèrent au monde un message qu’aujourd’hui encore nous recueillons : l’union fait la force.
Une nouvelle génération d’architectes, disciples des grands représentants du modernisme, mais ayant déjà subi la forte influence du noucentisme, trouvèrent dans la construction des cathédrales du vin l’occasion pour entrer dans l’histoire. Le plus important de tous fut, sans aucun doute, Cèsar Martinell (Valls, 1888 – Barcelone, 1973), élève de Domènech i Muntaner et disciple d’Antoni Gaudí. Martinell est l’auteur des deux celliers modernistes de la Terra Alta.
Les cathédrales du vin sont basées esthétiquement sur le modernisme, mais fonctionnellement sur le noucentisme. Elles sont pensées pour optimiser la productivité et la qualité du vin. Au-delà de l’architecture, elles constituent donc les exemples les plus importants de l’ingénierie industrielle dans le monde rural.
En plus d’être un architecte exceptionnel, Cèsar Martinell était également un homme pratique. C’est lui qui sera le premier à détecter dans le monde rural l’occasion de développer sa carrière ; ensuite, il étudia l’élaboration du vin afin de définir, en profondeur, comment il devait concevoir l’espace pour optimiser la production.
Martinell passa non seulement de nombreuses heures aux côtés des viticulteurs pour apprendre le processus d’élaboration du vin ; il s’entoura également d’ingénieurs et d’oenologues de prestige pour concevoir tout le schéma productif.
Parallèlement à la technique, il appliqua son humanisme pour essayer de comprendre le moment social que vivait la campagne catalane, et il étudia à fond le phénomène coopératif en plein essor.
Enrichi des connaissances acquises avec les cathédrales du vin, Cèsar Martinell reprit le chemin de la ville pour y construire des dizaines de bâtiments résidentiels, parmi lesquels les grands palais urbains destinés aux familles aisées. Dans ce cas également, il fut pratique et sut y voir l’occasion de gagner sa vie comme bien peu d’architectes.
Cèsar Martinell construisit une quarantaine de bâtiments coopératifs en moins d’une décennie. Au-delà de sa qualité professionnelle, les coopératistes découvrirent chez l’architecte de Valls une grande proximité et une énorme empathie envers les besoins et les motivations des agriculteurs.
L’oeuvre de Cèsar Martinell recherche l’équilibre entre utilité, économie et esthétique. En définitive, il n’oublia pas qu’il s’agissait de celliers et qu’ils devaient donc être conçus comme des espaces optimisant la production (utilité); leur construction devait être réalisée à partir de matériaux locaux et faciles à acquérir (économie); et chacun de ses projets visait à ce que les agriculteurs se sentent orgueilleux de l’endroit où ils travaillaient (esthétique)
Martinell emprunta à Antoni Gaudí, l’un de ses grands maîtres, l’arc parabolique ou caténaire inversé. Il réalisa également d’importantes ouvertures dans les écoinçons (l’espace entre l’arc et le mur) et il dessina des voûtes catalanes pour les toits et pour les bases des cuves.
Les matériaux prédominants furent la brique et la brique plane, afin de profiter de l’argile de la zone, de donner du travail aux ouvriers et de baisser le prix de la construction. Il trouva dans les carreaux et la céramique le meilleur recours pour embellir l’ensemble sans faire exploser le prix.
Mais le plus important dans l’architecture agraire de Cèsar Martinell, c’est ce que certains experts ont qualifié de « projet total » en raison de son implication dans la conception de l’espace destiné au processus de production, depuis la forme et l’emplacement des réservoirs jusqu’à la ventilation pour faciliter le travail des ouvriers. Il se préoccupa également des systèmes d’isolation, de la circulation des liquides, des conditions de fermentation et de la distribution des machines.
L’arc parabolique ou caténaire inversé, hérité de Gaudí et présent dans des oeuvres comme la Sagrada Família ou les combles de la Pedrera, est le résultat, observé à l’envers, de la parabole décrite par une chaîne suspendue et attachée par ses deux extrémités.
La Terra Alta, la comarque la plus méridionale du vignoble catalan, voit s’élever au milieu de son paysage rural deux authentiques joyaux du modernisme : les celliers coopératifs de Gandesa et de Pinell de Brai. Ils constituent, sans aucun doute, les deux principaux exemples de la consécration de l’architecte Cèsar Martinell qui, aujourd’hui encore, projette la Terre Alta dans le monde entier grâce à ses oeuvres.
Bien qu’ayant été construits pratiquement en parallèle, les celliers de Gandesa et de Pinell de Brai présentent des caractéristiques bien distinctes et uniques. Cependant, leur trait commun est leur conception selon laquelle, dans un espace réduit, il est possible de travailler de la meilleure manière possible et d’y élaborer un produit de qualité. Pour y parvenir, Martinell choisit de bons ingénieurs et dirigea personnellement chaque oeuvre.
Ce qui surprend le plus le visiteur de ces deux authentiques temples du vin (et, dans une moindre mesure, de l’huile également), ce sont les arcs majestueux équilibrés, paraboliques ou caténaires hérités de Gaudí. Ils semblent surgir de terre comme si rien ne les supportait, défiant la gravité tout en étant en parfaite harmonie avec la nature.
On soulignera également l’infinie beauté du traitement des écoinçons (l’espace entre les arcs et les murs), totalement ajourés et tissés d’une forêt de piliers délicats et légers avec de nouveaux arcs au-dessus. Cette élégante méthode destinée à alléger la structure, à rendre les nefs pratiquement transparentes, a surtout une raison : dans ce cas, créer des passages élevés afin de faciliter l’accès aux cuves depuis le dessus.
Un autre élément qui surprend et qui répond à leur raison d’être, aussi bien à Pinell de Brai qu’à Gandesa: les voûtes catalanes que Cèsar Martinell, en accord avec son équipe, conçut sous les cuves et les réservoirs. L’objectif était d’isoler le moût et le vin de la surface et, au passage, de faciliter l’entretien du sol.
De ces deux cathédrales du vin, on ne manquera pas de souligner également la simplicité des matériaux, dans un souci de recherche d’un bâtiment économiquement viable. Y prédominent la brique plane, la brique et la chaux, le tout parachevé, avec beaucoup de goût, avec des carreaux en céramique vernissée verte qui embellissent l’extérieur, des éléments en pierre autochtone et du fer forgé, sans oublier le plus apporté par les céramiques de l’artiste Xavier Nogués, proche collaborateur de Martinell.
Cependant, les celliers modernistes de la Terra Alta signifient bien plus que ce que l’on peut y voir. Ils sont les témoins muets d’une historie qui vaut la peine d’être rappelée : celle d’une génération qui, malgré les difficultés, a voulu être le protagoniste de son futur.
La viticulture de la Terra Alta a accumulé une tradition millénaire. Sa variété la plus caractéristique est le grenache blanc, dont un tiers de la production mondiale y est cultivé.
Le XXe siècle commença tard à Pinell de Brai. La commande du nouveau cellier (1918) coïncida avec la construction de la route qui unirait le village à Móra d’Ebre, alors que les projets d’arrivée de l’électricité, du téléphone et de l’eau courante étaient en plein développement. Il n’était donc pas surprenant que les agriculteurs de Pinell de Brai n’aient pas regardé à la dépense pour demander à Cèsar Martinell un cellier évoquant la prospérité.
Le cellier du Syndicat Agricole de Pinell de Brai est, pour beaucoup, la cathédrale du vin par excellence. Pour commencer, la disposition de ses nefs (une centrale, deux latérales et une quatrième au-dessus de la nef centrale) n’a besoin que d’absides pour offrir la forme d’un temple chrétien. D’autre part, c’est à Pinell de Brai que l’architecte déploya tout l’arsenal esthétique et de style qu’il avait à sa portée.
La nef centrale et la nef orientale comprennent six rangées de cuves et les réservoirs de stockage souterrains, alors que la nef occidentale était consacrée à l’élaboration de l’huile. La quatrième comprend la salle des machines et, probablement en raison de problèmes de budget, c’est la seule surmontée d’une charpente en bois. Les autres sont coiffées du fameux arc parabolique ou caténaire inversé, avec des écoinçons ajourés typiques à Martinell et utilisés comme des passages élevés pour accéder à la partie supérieure des cuves.
À l’extérieur, l’aspect de la façade principale est pour le moins majestueux. La transition avec le sol est réalisée grâce à un mur en pierre, ponctué par les ouvertures de ventilation qui facilitaient énormément le travail des ouvriers. Les encadrements en pierre des portes et des grandes fenêtres à meneaux en briques planes ressortent spectaculairement.
Des carreaux en céramique vernissée verte, si commune dans l’oeuvre de Martinell, couronnent les trois nefs. Et surtout la frise en céramique de Xavier Nogués, où sont décrites des scènes quotidiennes autour des thèmes de la vigne, de l’huile, du processus d’élaboration et de leur consommation.
L’argent commença à manquer et les promoteurs décidèrent de se passer du réservoir d’eau qui devait couronner le bâtiment, comme à Gandesa. Cependant, les ressources furent suffisantes pour construire, à l’intérieur, l’escalier hélicoïdal, reposant sur des profilés en fer et voûte en briques planes, qui relie la salle des machines avec le toit-terrasse.
Le cellier de Pinell de Brai est indubitablement l’un des chefs-d’oeuvre de l’architecture agraire catalane.
Xavier Nogués demanda entre 4 et 5 pesetas par carreau en céramique (environ 5.000 pesetas au total), un budget que les agriculteurs décidèrent d’économiser vers la fin des travaux. Mais Cèsar Martinell les fit fabriquer en cachette et les conserva dans les caves du cellier, sans les placer. Les céramiques furent installées deux décennies plus tard, mais pas exactement dans l’ordre prévu. Parmi toutes les scènes, on soulignera celle d’un homme ivre.
La construction du cellier et du moulin du Syndicat de Coopération Agraire de Gandesa (1919) fut commencée après et terminée avant celle du cellier de Pinell de Brai. Ce fut une commande éclair, seulement dix jours après la constitution du Syndicat. Le dynamisme et la détermination des membres de la coopérative encouragèrent Cèsar Martinell à concevoir son oeuvre la plus singulière qui, en 2007, fut reconnue comme l’une des Sept Merveilles de Catalogne.
Martinell réalisa à Gandesa une cathédrale du vin qui n’était pas basée sur le plan d’une basilique (la caractéristique de base qui associait ces celliers aux temples religieux). Il ne conçut pas non plus une distribution symétrique, ni une seule façade principale. Il décida de maçonner et de peindre en blanc la majeure partie de l’extérieur, ce qui fait ressortir les briques des soubassements et des encadrements des portes et des fenêtres, les céramiques vernissées vertes des tablettes et la force des réservoirs d’eau fascinants qui couronnent le bâtiment.
Depuis la droite des deux nefs centrales où se trouvent les cuves, on accède à la salle d’élaboration, moins haute et couronnée d’une structure d’arcs. À l’arrière, une autre nef plus haute, surmontée de voûtes et destinée à la réception du raisin, vient s’y accoupler. À l’extérieur, les auvents en béton qui couvrent les trémies (les récipients de forme conique qui reçoivent le raisin) et les protègent du soleil sont caractéristiques.
La toiture, avec des formes ressemblant à des outres et à des amphores, est l’élément le plus caractéristique du cellier de Gandesa. Les hauteurs différentes de chacune des nefs sont le secret pour laisser entrer uniformément la lumière à l’intérieur, au travers des fenêtres ouvertes sous chacune des voûtes catalanes élevées directement sur les arcs paraboliques qui supportent la structure.
Le résultat d’ensemble, à l’intérieur, est un cellier harmonieux et équilibré, spacieux et lumineux. Le passage élevé sur les deux nefs des cuves en béton (comme toujours, profitant des ouvertures dans les écoinçons des arcs équilibrés) offre une vision diaphane, panoramique de l’ensemble de l’oeuvre.
Cette vue n’est probablement pas due au hasard : à nouveau, Martinell profita de ces passages utiles pour les convertir en un mirador exceptionnel d’où contempler son chef-d’oeuvre. Cèsar Martinell avait prévu une taverne à l’arrière du cellier qui ne sera construite que dans les années 1980. C’est l’architecte Manuel Ribas i Piera qui s’en chargea, en suivant les plans originaux de 1919.